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Soudain, Teddy écrivit de Paris. Incroyable, elle écrivait qu’elle allait venir, bientôt, la semaine prochaine. Mon cœur se mit à battre la chamade. Elle voulait s’arranger pour faire venir sa mère, écrivait-elle, et plus généralement voir de près ce qui se passait. Elle avait un peu peur, mais était aussi très contente de ce qui l’attendait, et espérait me voir souvent.

En glissant la lettre dans ma poche, j’eus l’impression de sentir la vie refluer en moi tel un fourmillement innombrable. Je m’aperçus d’un coup que pendant tout ce temps j’avais été figé, insensible, mort. Je courais sans but dans l’appartement, sifflant, fumant une cigarette après l’autre, incapable de tenir en place. Dans l’état où j’avais fini par me trouver, un tel bonheur était presque intolérable.

Le lendemain, le journal titrait : “Un camp pour les référendaires.” Tous les référendaires en train de passer leur assessorat seraient, sitôt terminés leurs travaux personnels, rassemblés dans des camps où une saine vie communautaire, la pratique des sports de combat et une éducation idéologique les prépareraient aux tâches immenses qui les attendaient dans leur carrière de juges allemands. La première fournée recevrait dans les prochains jours son ordre d’incorporation. Suivait un article rédactionnel plein de louanges et de glorifications et de “tous les jeunes juristes allemands seront reconnaissants au ministère de la Justice de Prusse”…

Ce fut, je crois, la première fois que je fus pris d’un authentique accès de rage. Le prétexte peut en paraître insignifiant, mais les réactions des hommes faibles et fragiles que nous sommes ne sont pas toujours strictement proportionnelles à l’ampleur et à l’importance de la cause. Je martelai le mur de mes poings comme un prisonnier, criant, sanglotant, maudissant Dieu et le monde, mon père, moi, le Reich, le journal, tout et tous. J’étais sur le point de remettre mon dernier travail personnel et j’avais donc toutes les chances de faire partie des premiers appelés. Je voyais rouge, je me comportais comme un insensé. Puis je m’effondrai et écrivis à Teddy un court billet désespéré, lui demandant de venir vite pour que nous puissions nous voir au moins un ou deux jours.

Et le lendemain ou le surlendemain, comme un gentil garçon obéissant, mais intérieurement brisé et broyé, je remettais mon dernier travail personnel.

Mais ensuite, grâces en soient rendues à la bureaucrate prussienne, il ne se produisit rien. Mes travaux devaient traîner dans un bureau quelconque. D’ici qu’ils en sortent, que mon nom soit coché sur une liste et reporté sur une autre, que les groupes soient constitués, les formulaires de convocation imprimés, remplis, expédiés, il s’écoulerait, ô merveille, des jours précieux. Quelques jours passèrent sans rien apporter, et je me rassurai en me représentant la routine d’une administration prussienne, en me disant qu’il y avait de l’espoir : l’espoir de deux, trois, voire quatre semaines de liberté. Il est vrai que chaque jour pouvait en amener la fin, mais ce n’était pas inévitable. Chaque jour, je regardais le courrier, et constatais, d’abord avec un soupir de soulagement anxieux, puis avec davantage d’espoir tranquille, et enfin avec une confiance inavouable de plus en plus assurée au fur et à mesure que la situation devenait plus critique, qu’aucune lettre officielle n’était encore arrivée. Elle pouvait arriver chaque jour, mais elle n’arrivait pas. Et Teddy arriva.

Elle arriva, et soudain elle fut là comme si elle n’avait jamais été partie.

Elle apportait Paris dans ses bagages, des cigarettes de Paris, des magazines de Paris, des nouvelles de Paris et, insaisissable et irrésistible comme un parfum, l’air de Paris : un air que l’on pouvait respirer, et qu’on respirait avidement. Cet été-là, alors qu’en Allemagne les uniformes étaient devenus une mode ignoblement sérieuse, Paris avait eu l’idée de créer pour les femmes une mode inspirée des uniformes, et c’est ainsi que Teddy portait un petit dolman de hussard garni de brandebourgs et de boutons étincelants. Incroyable ! Elle venait d’un monde où les femmes s’habillaient comme cela pour s’amuser, sans que personne y trouvât à redire ! Elle débordait d’histoires. Elle venait de sillonner la France pendant six semaines avec des étudiants parisiens venus de tous les pays, Suédois et Hongrois, Polonais et Autrichiens, Allemands et Italiens, Tchèques et Espagnols ; ils avaient dansé en costumes traditionnels et chanté des chants populaires de leur pays, et partout ils avaient été accueillis comme des princes, avec des bravos et des bis et des paroles de fraternisation – à Lyon, Herriot en personne avait prononcé un discours pour eux, à les faire presque pleurer, et la ville leur avait servi un repas qui leur avait donné à tous une indigestion pendant deux jours… Je l’écoutais, me faisais tout raconter, en redemandais avec avidité. Cela se voyait donc encore ! Toutes ces choses existaient encore, à moins d’un jour de voyage de Berlin. Et Teddy était ici, assise à côté de moi, vraiment à côté de moi sur une chaise, et toutes ces choses l’entouraient comme si cela allait de soi.

Cette fois, je n’avais rien à lui raconter, absolument rien. Les années précédentes, quand elle venait en visite, Berlin avait encore quelque chose à offrir : un film intéressant dont tout le monde parlait, quelques grands concerts, un cabaret ou un petit théâtre où il y avait “de l’ambiance”. Rien de tel cette fois. Teddy était visiblement suffoquée. Elle demandait encore innocemment des nouvelles de bars et de cabarets fermés depuis longtemps, d’acteurs disparus de longue date. Bien sûr, elle avait lu les journaux, mais maintenant, dans la réalité, c’était une tout autre chose – peut-être moins sensationnelle, mais beaucoup plus difficile à comprendre et à supporter. Partout les drapeaux à la croix gammée, les uniformes bruns auxquels on n’échappait nulle part : dans l’autobus, au café, dans la rue, dans le Tiergarten – ils s’étalaient comme une armée d’occupation. Le tambour incessant, la fanfare jour et nuit – bizarre, Teddy tendait encore l’oreille en demandant ce qui se passait. Elle ne savait pas encore que l’absence de musique aurait été beaucoup plus surprenante. Les affiches rouges qui annonçaient les exécutions, étalées presque chaque matin à côté de celles des cinémas et des restaurants d’été, je ne les voyais déjà plus, mais Teddy sursautait encore quand elle consultait ingénument les colonnes Morris. Un jour que nous nous promenions, je l’attirai brusquement sous un porche. Effrayée, elle demanda sans comprendre :

— Que se passe-t-il ?

— Un drapeau de SA, dis-je, sur le ton le plus naturel qui soit.

— Et alors ?

— Tu veux peut-être le saluer ?

— Non, pourquoi ?

— Il le faut, quand on le croise dans la rue.

— Comment ça, “il le faut” ? On n’a qu’à ne pas le faire.

Pauvre Teddy, elle venait vraiment d’un autre monde ! Je ne répondis pas, me contentant d’une grimace mélancolique.

— Je suis étrangère, dit Teddy, personne ne peut me forcer. Et je ne pus, une fois encore, que sourire avec pitié de ses illusions. Elle était autrichienne.

Un jour, je tremblai sérieusement pour elle, justement parce qu’elle était autrichienne. Juste durant cette période, l’attaché de presse autrichien fut tiré de son lit pendant la nuit, arrêté et expulsé. “Nous” étions, c’était bien connu, en froid avec l’Autriche, qui avait refusé de se laisser annexer. Sur quoi Dollfuss fit expulser de Vienne un nazi, ou même plusieurs, je ne sais plus au juste. Je me souviens seulement que la presse unanime dénonça bruyamment cette monstrueuse provocation du gouvernement autrichien ; “une riposte est inévitable”, disait-on – et comment pourrait-on riposter, si ce n’est en expulsant tous les Autrichiens ? Mais le sort nous était favorable. Hitler découvrit une quelconque difficulté dans l’affaire, ou l’oublia au profit d’autre chose. La riposte fut évitée, et Teddy put rester.

— C’est vraiment la dernière fois que je viens ici, dit Teddy.

Je lui appris que j’allais bientôt partir pour Paris, et nous nous mîmes aussitôt à faire des projets. Un petit théâtre international sortit du sol comme un château en Espagne, avec des étudiants et peut-être des acteurs en exil.

— Que deviennent les exilés allemands ? demandai-je avec espoir, mais Teddy fit une réponse remarquablement évasive :

— Les pauvres gens ne sont pas très en forme en ce moment, dit-elle avec ménagement.

Quelques jours passèrent ainsi. Puis survint un coup de tonnerre. Teddy m’apprit – ou plutôt elle me fit deviner et découvrir – qu’elle était sur le point de se marier. Tout de suite après son retour.

— Mr Andrews ? demandai-je dans une illumination (elle n’avait pas tellement parlé de lui).

Elle acquiesça.

— Très bien, dis-je.

Nous étions assis devant le Café Roman, quartier déserté de la bohème littéraire de Berlin, en face de la Gedachtniskirche, et les massives tours romanes de l’église s’approchèrent soudain de moi, m’enserrant comme les murs d’un cachot.

 Mon pauvre vieux70, dit Teddy. C’est grave ?

Je hochai la tête.

Puis elle dit une chose qui me fit monter au cerveau une bouffée de douceur et de chagrin. Il n’avait jamais été le moins du monde question de mariage entre nous, et même notre idylle s’était toujours interrompue chaque fois que nous en arrivions là. Je n’avais jamais été trop sûr d’être pour elle plus qu’un ami comme les autres. Quant à ce qu’elle était pour moi, je ne le lui avais jamais dit. C’était d’ailleurs presque impossible à dire, c’eût été trop mélodramatique. Même nos moments de fervente intimité avaient toujours conservé l’accent du badinage.

— Ce n’aurait plus été possible de nous marier maintenant, dit-elle. Qu’est-ce que tu ferais de moi ici ?

— Tu y as pensé ? dis-je.

Et elle, riant de ma balourdise :

— Bien sûr.

Puis avec un geste d’une infinie tendresse :

— Je ne suis pas encore partie.

Adieu donc, encore un adieu, mais un adieu plus glorieux, plus éclatant que tous les autres. Tout semblait réglé, tout semblait être un prélude aux trois semaines qui nous restaient. Tout avait fait place nette : je n’avais plus d’amis et pas d’obligation, rien qui me retînt, rien qui m’empêchât d’être avec Teddy du matin au soir et de lui appartenir. Et elle aussi semblait être venue rien que pour moi – même si ce n’était que pour me dire adieu.

Et à cet instant, tout sembla se retirer pour libérer ces trois semaines : le Reich dans sa mansuétude prenait son temps avant de poser sur moi une main déjà tendue pour me happer, nul courrier administratif ne vint m’enlever. Mes parents partirent en voyage. La pauvre Charlie tomba malade et entra en clinique, on aurait dit qu’elle voulait me faire un plaisir navrant, totalement inattendu. J’aurais dû ressentir la chose autrement, je sais.

Ces trois semaines passèrent comme un jour. Elles ne furent d’ailleurs pas une idylle, et durant tout ce temps nous n’eûmes guère le loisir de jouer les amoureux ou de parler de nos sentiments. Teddy devait encore organiser le départ de sa mère, une vieille petite dame discrète et effarée, qui restait assise parmi ses meubles sans plus rien comprendre au monde qui l’entourait. Nous courions les administrations et les entreprises de déménagement, passions des heures dans la salle d’attente du bureau des devises, il y avait chaque jour des choses à planifier et à organiser, et pour finir il nous fallut surveiller le transport des meubles et donner des ordres aux déménageurs.

Abandon, départ. Je connaissais déjà la pièce. Mais ces trois semaines de départ et d’abandon étaient toute la place qui restait dans le temps et dans l’éternité pour y comprimer des années d’une grande passion inavouée. Durant ces trois semaines, nous fûmes aussi inséparables que deux jeunes fiancés, aussi intimes et complices qu’un vieux couple. Ce fut une période sans points morts. Même se trouver ensemble au bureau des devises à concocter ce que nous allions dire aux employés, c’était un bonheur.

Pour finir, il s’avéra que telle et telle somme n’était pas autorisée.

— Il faudra que je passe de l’argent en fraude, dit Teddy, c’est la seule solution. Avant que je ne nous laisse voler…

— Mais s’ils te prennent !

— Ils ne me prendront pas, dit-elle, rayonnant d’assurance. Pas moi. Et d’ailleurs, je sais relier.

Et durant quelques jours, installés dans la chambre de jeune fille que Teddy avait abandonnée si longtemps, nous mîmes toute notre adresse et toute notre ardeur à fabriquer des reliures à grand renfort de carton, de colle et de papier. Mais, à l’intérieur, elles étaient bourrées de billets de cent marks. Levant les yeux de notre travail, nous aperçûmes dans le miroir nos visages excités.

— Tronches de vieux malfaiteurs, dit Teddy, et nous cessâmes quelques minutes de travailler.

Une fois, alors que nous étions en plein travail, on sonna à la porte. Deux SA se tenaient sur le seuil, comme autrefois chez les Landau, mais ce jour-là ils quêtaient simplement pour je ne sais quoi, en faisant tinter des boîtes menaçantes. Je dis grossièrement “je regrette”, en leur claquant la porte au nez. Avec Teddy dans mon dos, j’étais transporté d’une indicible assurance.

Mais la nuit il m’arrivait de m’éveiller, et le monde était gris comme une cour de prison. Au cours de ces heures et d’elles seules, je savais que tout cela était une fin. À Paris, Mr Andrews attendait Teddy. Quand j’arriverais à Paris, Teddy serait Mme Andrews, et Andrews était beaucoup trop sympathique pour qu’on le trompe. Peut-être auraient-ils des enfants. En y pensant, j’étais malheureux à mourir. Je voyais Andrews devant moi, comme je l’avais vu parfois deux ans auparavant, à une drôle d’époque, quand Teddy, bravant sa famille, était restée à Paris : fille prodigue, sans argent mais avec beaucoup d’amis qui se l’arrachaient en tentant de s’emparer du plus gros morceau, jouaient des drames de la jalousie, et dont aucun ne pouvait l’aider (je ne valais pas beaucoup mieux qu’eux tous). Puis le taciturne Mr Andrews entrait dans la minuscule chambre d’hôtel où régnait le désordre de Teddy, posait ses jambes sur la cheminée, prenait sans espoir une leçon de langue superflue, et donnait brusquement, avec un sourire malin, un tuyau très avisé et très utile – pour disparaître discrètement en silence. Un homme patient. Et voilà qu’il allait épouser Teddy. Un Anglais. Pourquoi fallait-il que les Anglais s’approprient tout ce qu’il y avait au monde de bon et de précieux, l’Inde et l’Égypte et Gibraltar et Chypre et l’Australie et l’Afrique du Sud, les mines d’or, et le Canada, et maintenant Teddy. Et en guise de compensation, un pauvre Allemand comme moi avait les nazis sur le dos. Voilà quelles étaient mes mélancoliques pensées nocturnes, quand un méchant hasard me réveillait.

Mais le jour j’avais tout oublié, et j’étais heureux. C’était l’automne, un début d’automne doré, et chaque jour le soleil brillait. Pas de courrier officiel, toujours pas. Aujourd’hui l’hôtel des finances, la police, le consulat, et si on avait de la chance, l’après-midi, une heure de liberté au Tiergarten. Nous pourrions peut-être louer une barque. Et Teddy toute la journée.

Derrière ni devant nous ne regarderons.

Nous laisser bercer comme

Sur un esquif léger, le lac71.

Histoire d'un allemand
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